
Né en 1989 à Versailles, je grandis en Bretagne, à Saint-Brieuc, entouré d’une mère sculptrice, d’un père qui écrit et d’un grand frère cinéphile.
Giacometti, Bacon, Lynn Chadwick, Messerschmidt, Soutine font partie du paysage. Mais c’est aussi, et peut-être surtout la littérature, présente plus tardivement, qui forme d’étranges rapprochements esthétiques - Duras/Twombly étant l’un des plus troublants -.
De 18 à 30 ans je suis croupier, projectionniste, tailleur de pierre, porteur funéraire, ouvrier naval. De 18 à 30 ans je pars, je voyage. Un mariage de l’autre côté du monde, un projet de quitter les choses pour de bon, en bateau.
Puis je tombe. Des crises de spasmophilie répétées font de moi un être qui tombe, qui s’arrête, qui crie, qui ne sent plus ses mains ni le bout de ses doigts.
Je demande de l’argile à ma mère et comprends par les premiers gestes qu’il me faut rester ; qu’il ne s’agit plus de brûler les jours mais de les transformer. Que ma présence incertaine devient tangible à travers la main. Qu’il me faut désormais être là, et travailler.
Le travail de l’argile crée un déplacement. Il me raccompagne vers un lieu, vers des présences oubliées qui ne cessent de questionner la mienne, intangible.
En sculpture, le Corps en rupture se multiplie, il fait et refait la figure, l’espace. Il crée d’autres corps pour savoir ce dont lui-même est fait. C’est le geste habitant le monde. Le modelage est, chez moi, affaire figurative. Les textures et surfaces procèdent de cette masse argileuse et de toutes ses structures internes. Masse et surface sont interdépendantes, il me faut suivre le mouvement.
En peinture, les mains grattent le plâtre. Elles trempent dans l’huile, les pigments et l’essence, écrasent le pastel, frottent le papier, maltraitent la toile pour voir ce qu’elle cache dessous ; subtil « sub-tela ». Il y a du recouvrement, des ratures, des cercles, des signes en devenir ou déjà disparus, des petits événements recouverts de blanc et d’oubli avouant qu’ici, un jour, quelque chose est advenu.
La main gauche tient le noir, elle descend. La main droite tient le reste, elle monte. Puis il y a la paroi des cavernes, partout présentes. Elles contiennent le mouvement, le vivant.
La main-outil confronte le poids primitif - la vie, le Temps, la mort -, contenu dans un présent fuyant, condamné, impermanent, pour le transformer.
Modeler l'argile, cet argile dont nous sommes tous faits, pour réincarner ces présences-ruines et arrêter, un instant, leurs chutes.
Tenter d'exister, sinon rester vivant.

Daumier fricote avec Giacometti dans un récit dantesque sur les Patriarches. La main si capable se brise parfois en mouvements sporadiques à la limite de l'appel au secours. On ne sait pas très bien si ces improbables doges d'Emmanuel Alloy, aux allures de Colomb, de Pasteur, de sénateur romain ou de père Goriot apparaissent ou disparaissent dans le geste du sculpteur. Ils semblent revenir d'un long exil dans une pièce oubliée d'un château abandonné.
Ils renoncent visiblement à établir le contact, perdus dans leurs pensées égarées, effarés de ce monde qui les rejette et les réprouve.
Quelques lignes dessinées filtrent leurs derniers feux. On ne saisit plus leur langage, mais leur lumière ancestrale pénètre parfois nos consciences étiolées.
Ancêtres occidentaux, vous reste-t-il une âme, qui s'attache à notre âme et la force à penser ?
Emmanuel Alloy est un autodidacte… Mais un enfant de la balle, tout de même. Sa mère est sculptrice, il est donc tombé dans l’argile tout petit ; cependant, il mettra longtemps à admettre sa vocation de sculpteur, préférant d’abord se consacrer à la peinture. Le tout, entre de multiples boulots alimentaires, comme beaucoup. Il est aujourd’hui projectionniste de cinéma, et surtout, grand cinéphile et grand lecteur. L’âme humaine l’intéresse, et il la cherche dans ses rencontres, dans ses collaborations, et bien sûr dans son travail. Sa façon très spéciale de sculpter laisse apparente cette recherche, comme s’il avait non pas monté une forme, mais libéré cette forme de la terre, en la déformant, en la malaxant sans aménité. Il semble forger, extraire de l’argile à force de gratter, de malaxer, d’anciens explorateurs, de grands esprits oubliés, des hommes de Lettres un peu perdus. Donner vie à ses personnages mais à peine, ils restent à la frontière du royaume des morts. Ils imposent leur présence comme des messagers d’un ailleurs : cet hier si loin de nous, où les esprits bloqués hantent une matière inerte. Ils ne peuvent pas nous parler : trop difficile. Ils sont là voilà tout. Nous ne pouvons rien pour eux, ils ont fait ce qu’ils ont pu pour nous, sans le savoir peut-être, comme les Dieux joueurs et ignorants du Bouddhisme du petit Véhicule ; et c’est libérateur. On admet leur existence, ils nous laissent tranquilles ? Belle équation.
Cécile Dufay, galeriste.

Vers l'image
Avril 2025
C’est un poncif, peinture et sculpture sont des combats contre soi-même. Les coups pleuvent comme les doutes, il ne faut pas se rater. Se lever, attaquer debout raide sur ses jambes la toile, la feuille, plonger ses doigts dans l'argile et le plâtre par tous les côtés. Tourner autour, sauter dessus, soumettre la matière au désordre originel et espérer s’en sortir. S'approprier le monde pour en construire un autre, celui qui va naître ici d'un trait d'encre ou d'un doigt-démiurge. L'offrir en partage. Voir si d'autres auraient assisté à la scène.
Ce travail est trop proche pour en parler calmement, aussi parce qu’on ne fait pas ces choses-là calmement. Il est trop proche de l’incertitude, d’une grande béance, trop rempli de manques. Ma vie ne tourne ni autour de la peinture ni autour de la sculpture, elle va vers elles. Ce n’est pas une peinture de chevalet, de quelqu’un qui pense le tableau, de quelqu’un qui a le temps. Mon temps n’est pas entier, il est fragmenté et m’oblige. C’est une injonction, l’atelier est une injonction, peinture et sculpture sont des injonctions à se poser toujours la même question : Où en est-on ? C’est une poussée, une force. Elle peut fuir à tout instant et pour toujours. Il faut l’harnacher, il faut la monter, suivre son mouvement et serrer très fort, par moments. Il faut la laisser vivre, l’oublier puis la reprendre en pleine figure, brute et chargée, ou morte.
Si j’en parle comme d’une bête, c’est qu’il m’arrive d’en avoir peur. Quand on ne sait pas ce que l’on fait, le vertige n’est jamais loin. Si je savais quoi faire, je n’aurais pas besoin de tout recouvrir de blanc, constamment. Il faudrait voir les étapes par lesquelles passe la peinture pour sonder tout l’incertain et tout le risible de l’entreprise. Il faudrait filmer le sujet et les points de tension qui sans cesse se déplacent sur la toile pour se rendre compte à quel point la peinture ne tient à rien du tout. Il s’agit de la guider vers sa forme définitive, qu’elle contenait déjà, que nous contenions déjà. Le tableau se fait, l’image monte, il fallait la découvrir, l’exhumer. Les forces mises en œuvre étaient là déjà présentes, intimes et collectives.
Ce sont des mains anciennes qui barbouillent, fouillent, trempent dans l’huile, les pigments et l’essence, écrasent le pastel, défoncent les crayons, frottent le papier, maltraitent tout, respectent tout. Ce champ de forces empiriques est mis en tension par des lignes et des lignes et des traces et d’autres lignes, des ratures, des cercles, des signes en devenir ou déjà disparus. Dans l’acte de peindre il est question d’espace, de rapports entre les formes, de distances éprouvées, d’équilibres, d’instabilité, et même de poids. Que cette tâche-là soit à trois centimètres de cette marque-ci plutôt qu’à cinq, modifie le propos de l’ensemble, ce n’est plus exactement le même sujet. Que cette masse soit en haut de l’image plutôt qu’en bas en modifie l’expérience physique. C’est sans doute pour cela que je travaille debout, pour éprouver physiquement la peinture. Impossible que le corps ne soit pas en mouvement pour entreprendre une image, une forme. Tout tableau et toute sculpture aspire à devenir image (mentale, j'entends) : une vérité sensitive parmi tout le fuyant.
La condition des images n’est pas différente de celle du vivant : elles ne cessent de changer d’aspect, de forme. Si elles semblent toujours avoir été parmi nous, elles peuvent disparaître aussi rapidement qu’elles nous sont parvenues. Je crois en la préexistence des images, moins en leur survivance. Une image peut mourir. Peindre est peut-être ce travail de recherche d’images préexistantes, ataviques, contenues par tous les âges et par tout le vivant.
Le blanc recouvre tout et essaye maladroitement de ne rien omettre. Il peut sauver (choisir de montrer, mettre au jour, ne pas oublier), il peut tuer (couvrir, effacer, oublier). Cela ne tient qu’à l’usage que l’on en fait. C’est peut-être le Temps. Puis, par dessus, il y aura bien sûr encore des traits, du noir et du rouge, de l’impuissance, des tentatives déçues, des découvertes et encore des lignes cancres, des éclaircies, des chemins qui s’ouvrent et qui font soudainement tout grandir, des petits événements presque recouverts d’oubli avouant qu’ici, un jour, quelque chose est advenu.
Le blanc comme outil d’effacement, de mise au jour de choses advenues, devant être métabolisées. C’est une question centrale qui arrive là, au moment du blanc : Que faire de cette masse d’événements ? Que garder ? Ce geste irrémédiable du blanc reviendrait, pour la sculpture, à couper les têtes pour voir ce qu’il reste vraiment de la présence. Est-ce qu’on corps suffit ? C’est sans doute la décision qui contient le plus de risque, celui de défaire, déconstruire pour exhausser le tout, en exprimer le jus. C’est le moment où le tableau peut s’en aller vers cette catastrophe capable de tuer ou grandir l’image (et le peintre). Il s’agit d’aller vérifier sur la toile ce à quoi on se mesure, l’étendu de l’inconnu, le dedans du monde et ses (nos) points de bascule. C’est un acte ténu et grand, c’est une décision responsable. Toute proportion gardée, c’est le pouce romain.
Plus tard, lorsque je regarderai le tableau fini, l’histoire aura déjà eu lieu, cachée sous ce blanc. Je me trouverai en face des ruines d’une image, après la bataille, et aurai l’impression douce de regarder ce qu’il en reste.
Je crois au présent chargé de son passé. Je crois en la survivance des gestes, en leurs caractères ataviques. Ils disent l’intemporel. Rien n’existe par soi-même, ce sont leurs rapports - dans ce cas précis : au temps - qui les inscrit. C’est, en définitive, une peinture dont le sujet principal ne serait rien d’autre que celui de faire exister le blanc, le mettre en rapport. Peinture et sculpture sont des outils de métabolisation.
Enfin, ce n’est pas de la peinture de peintre. Et c’est de la sculpture de modeleur. Je crois que ce travail agit en tant que corpus. Tout fonctionne ensemble ou tend à ce qu'il en soit ainsi. Les corps font un autre corps dont les limites évoluent, sans cesse renouvelé, prudent, anxieux, manifeste.
Le geste tend au langage et le défie. Que dire et comment dire ce qui est en train de se faire. Image et langage sont liés. Il existe des tensions entre certains mots comme il existe des tensions dans la perception d’une image. Affaire de champ de forces. La perte produit le désir, et le désir une force. Ce n’est pas moi qui le dit : tout affect cherche sa forme. Je pose mes mains noires et rouges sur le papier ou la toile pour tenter de me rappeler comment, un jour, à la lumière d’une torche, la peinture, la sculpture, sont devenues images. Comment elles ont transcendé leurs conditions d’objets matériels pour convoquer l’immatériel, rejoindre le temps. Elles aussi ont deux corps auxquels on voue une croyance. Ce sont des ex-voto modernes. Elles rendent le brouillard solide, changent le plomb en or, éclairent les parois des grottes oubliées et ne cessent de les faire vaciller.